Chapitre XXXI

 

Oui, malheur aux vaincus ! telle fut la menace

Que répéta jadis d’une terrible voix

Le belliqueux Brennus dont la bouillante audace

Fit céder la balance aux glaives des Gaulois,

Lorsque Rome orgueilleuse et cependant soumise

Apportait sa rançon à ses fiers ennemis.

Oui, malheur aux vaincus ! c’est encor la devise

Que portent nos drapeaux dans les pays conquis.

La Gauliade.

 

Mon premier soin fut alors de chercher des yeux Dougal parmi les vainqueurs. Je ne doutais plus que le rôle qu’il avait joué ne fût concerté d’avance pour amener dans ce défilé dangereux l’officier anglais et sa troupe, et je ne pus m’empêcher d’admirer l’adresse avec laquelle ce demi-sauvage, en apparence si naïf, avait caché son dessein et s’était fait arracher, comme de force et par crainte, les fausses informations que son but était de donner. Je sentais que nous ne pouvions sans danger approcher des vainqueurs dans le premier moment d’une victoire qui était souillée par des actes de cruauté ; car je vis les montagnards, ou, pour mieux dire, des enfants qui les avaient suivis, poignarder quelques soldats mourants qui cherchaient encore à se relever. J’en conclus qu’il ne serait pas prudent de nous présenter à eux sans quelque médiateur ; et comme je ne voyais pas Campbell, en qui je devais reconnaître alors le fameux Rob-Roy, j’avais résolu de réclamer la protection de son émissaire Dougal.

Après l’avoir inutilement cherché, je retournai à l’endroit que je venais de quitter, pour réfléchir de nouveau sur les moyens d’aller au secours de l’honnête banquier. Mais, à ma grande satisfaction, je vis qu’il avait abandonné son poste aérien et qu’il était assis au pied du roc au haut duquel il était naguère suspendu. Je me hâtai d’aller le joindre et de lui offrir mes félicitations sur sa délivrance. Il n’était pas d’abord très disposé à les recevoir avec la même cordialité que je les lui offrais, et une forte quinte de toux interrompit à plusieurs reprises les doutes qu’il exprimait sur leur sincérité.

– Hem ! hem ! hem !... On dit qu’un ami !... hem !... qu’un ami vaut mieux qu’un frère... hem !... Pourquoi suis-je venu ici, M. Osbaldistone, dans ce pays maudit de Dieu et des hommes ?... Hem ! hem ! hem !... Que Dieu me pardonne de jurer !... Hem !... Ce n’était que pour vous. Pensez-vous donc qu’il soit bien beau... hem ! hem ! bien beau de m’avoir laissé suspendu comme un archange entre le ciel et la terre, sans même essayer... hem !... sans essayer de venir à mon secours ?

Je n’épargnai pas les apologies, et je lui fis voir l’endroit où je me trouvais lorsque cet accident lui était arrivé ; il se convainquit par ses propres yeux qu’il m’eût été impossible d’aller le joindre ; et, comme il avait dans le cœur autant de justice et de bonté que de vivacité dans l’esprit, il me tendit la main et me rendit ses bonnes grâces. Je profitai de ma rentrée en faveur pour lui demander comment il était parvenu à se tirer d’embarras.

– À me tirer d’embarras ! Je serais resté suspendu jusqu’au jour du jugement dernier plutôt que de m’en tirer moi-même, ayant la tête pendante d’un côté, et les pieds de l’autre. C’est la créature Dougal qui m’a tiré d’embarras, comme il l’avait fait hier. Il est venu à moi avec un autre Highlander, a bravement coupé d’un coup de dirk les deux pans de ma redingote, et ils m’ont replanté sur mes jambes, aussi sain que s’il ne m’était rien arrivé. Voyez pourtant comme il est utile d’avoir des habits de bon drap ! Si la redingote eût été de vos camelots ou de vos draps légers de France, elle se serait déchirée cent fois sous un poids comme celui de mon corps. Dieu bénisse l’ouvrier qui en a fabriqué le tissu ! J’étais là-haut, nageant dans l’air comme le poisson dans l’eau, aussi en sûreté qu’une gabarre attachée au rivage par un triple câble à Broomielaw.

Je lui demandai alors ce qu’était devenu son libérateur.

– La créature, répondit-il en continuant à l’appeler ainsi, la créature m’a dit qu’il ne serait pas trop sage de me montrer à la dame en ce moment, et il m’a conseillé de rester ici jusqu’à ce qu’il revînt, ce que je ne manquerai pas de faire. J’ai dans l’idée qu’il vous cherche. C’est un garçon plein de bon sens. Je crois qu’il ne se trompe pas relativement à la dame. Hélène Campbell, étant fille, ne brillait point par la douceur, et elle n’a pas changé de caractère en se mariant. Bien des gens disent que Rob-Roy lui-même en a une sorte de crainte respectueuse. Je crois qu’elle ne me reconnaîtrait pas, car il y a bien des années que nous ne nous sommes vus. Bien décidément, j’attendrai Dougal avant de me montrer à elle.

Je lui dis que ce parti me paraissait le plus prudent. Mais le destin avait décidé que pour cette fois la prudence du bailli ne lui serait d’aucune utilité.

Lorsque la fusillade avait cessé, André s’était relevé, et n’osant encore descendre de sa plate-forme, il y restait appuyé contre un roc, position qui le découvrit aux yeux de lynx des montagnards quelques instants après que la victoire se fut déclarée en leur faveur. Aussitôt ils poussèrent un grand cri, et cinq ou six d’entre eux, le couchant en joue, lui signifièrent, par des gestes auxquels il était impossible de se méprendre, qu’il fallait qu’il vînt les trouver sur-le-champ, ou qu’ils prendraient un moyen plus prompt pour le faire descendre.

André n’était pas homme à se refuser à une pareille invitation. La crainte du danger le plus imminent lui ferma les yeux sur celui qui paraissait inévitable. Il descendit donc sur-le-champ à reculons, par la route la plus courte, quoique la moins facile, marchant sur ses genoux, rampant à plat ventre suivant les occasions, s’accrochant aux fentes du rocher, à ses aspérités et aux arbrisseaux qu’il rencontrait, et n’oubliant jamais, chaque fois qu’il avait une main libre, de la tendre vers ceux qui le menaçaient, comme pour implorer leur merci. Les montagnards semblaient s’amuser de la terreur d’André, et ils tirèrent par-dessus sa tête deux ou trois coups de fusil, plutôt pour se divertir de sa frayeur que dans l’intention de le blesser, et afin de le voir redoubler d’efforts pour arriver au bout d’une course périlleuse que la crainte pouvait seule lui avoir donné le courage d’entreprendre.

Enfin il arriva au pied de la montagne, ou pour mieux dire il y tomba ; car, ayant glissé lorsqu’il n’en était plus qu’à huit ou dix pieds, il roula jusqu’au bas, sans se faire aucun mal. Quelques montagnards l’aidèrent à se relever, et, avant qu’il fût bien affermi sur ses jambes, ils l’avaient déjà débarrassé de son chapeau, de son gilet, de sa cravate, de ses bas ; enfin, ils mirent une telle célérité à le dépouiller qu’on pouvait dire qu’il était tombé complètement habillé, et qu’il s’était relevé au même instant, effrayant par sa nudité presque absolue. Dans cet état, ils le traînèrent, sans égards pour ses pieds nus, à travers les broussailles et les pointes aiguës des rochers, jusqu’à l’endroit où s’était livré le combat et où toute la troupe était encore rassemblée.

Ce fut tandis qu’ils l’emmenaient ainsi qu’en passant vis-à-vis l’espèce de gorge où nous étions assis ils nous découvrirent malheureusement. À l’instant cinq à six Highlanders armés accoururent à nous, en nous menaçant de leurs claymores, de leurs poignards et de leurs pistolets. Vouloir opposer quelque résistance eût été folie, d’autant plus que nous étions sans armes. Nous nous soumîmes donc à notre destin ; et ce fut avec quelque rudesse que ceux qui s’occupèrent de notre toilette se préparaient à nous réduire à l’état de nature[123] (pour me servir de la phrase du roi Lear), comme le bipède déplumé André Fairservice, qui était à quelques pas de nous, transi autant de crainte que de froid. Un heureux hasard nous préserva de cet excès d’outrage ; car, au moment où je venais d’être débarrassé de ma cravate, vraie batiste, garnie en dentelles, par parenthèse, et que le bailli venait de céder les restes de sa redingote, Dougal parut, et la scène changea. Il cria, menaça, jura, autant que j’en pus juger par ses gestes et par le ton dont il s’exprimait, et força les pillards non seulement à nous laisser ce qu’ils s’apprêtaient à prendre, mais à nous rendre ce qu’ils nous avaient pris. Il arracha ma cravate au montagnard qui s’en était emparé ; et, dans le zèle qu’il mit à m’en faire la restitution, il la serra autour de mon cou avec assez de force pour me faire croire qu’il avait, pendant son séjour à Glascow, non seulement servi de substitut de geôlier de la prison, mais pris quelques leçons de l’exécuteur des hautes-œuvres. Il replaça de même sur les épaules de M. Jarvie les lambeaux de sa redingote écourtée, et, se mettant en marche avec nous, il sembla ordonner aux autres montagnards d’avoir pour nous et pour le bailli surtout respect et attention. André aurait bien désiré que la protection que nous accordait Dougal s’étendît jusqu’à lui, mais ce fut en vain qu’il l’implora ; il ne put même obtenir que ses souliers lui fussent rendus.

– Non, non, lui répondit Dougal, vous n’êtes pas un gentilhomme, vous, et il y en a ici plus d’un qui vaut mieux que vous et qui marche nu-pieds. Et, laissant à André le soin de nous suivre, ou plutôt laissant aux montagnards qui l’entouraient le soin de presser sa marche, il nous fit rentrer dans le défilé où le combat avait eu lieu pour nous conduire comme prisonniers devant la femme-chef de la bande, grondant, repoussant, frappant même ceux qui semblaient vouloir s’approcher de nous de trop près, comme s’il était plus menacé que nous-mêmes par ceux qui semblaient vouloir prendre à notre capture plus d’intérêt qu’à lui.

Enfin nous parûmes devant l’héroïne du jour, dont les traits farouches, comme ceux des figures martiales et sauvages qui nous environnaient, me frappèrent, je l’avoue, d’une véritable crainte. Je ne sais si Hélène avait pris une part active au combat, mais les taches de sang qu’on voyait sur ses mains, sur ses bras, sur ses vêtements, sur la lame de son épée qu’elle tenait aussi à la main, son teint enflammé, le désordre de ses cheveux, dont une partie s’était échappée de dessous la toque rouge surmontée d’une plume qui formait sa coiffure, tout semblait prouver qu’elle n’en était pas restée simple spectatrice. Ses yeux noirs et vifs et toute sa physionomie annonçaient l’orgueil de la victoire et le plaisir de la vengeance satisfaite. Elle n’avait pourtant l’air ni cruel ni sanguinaire, elle me rappelait plutôt quelques portraits des héroïnes de l’Ancien Testament, que j’avais vus dans les églises catholiques de France. Elle n’avait pas la beauté d’une Judith, ni les traits inspirés d’une Débora, ni ceux de la femme d’Héber le Cinéen, aux pieds de laquelle l’oppresseur d’Israël qui demeurait dans l’Haroseth des Gentils baissa la tête, tomba et ne se releva plus[124] ; mais l’enthousiasme peint sur sa figure, une sorte de dignité farouche auraient pu donner quelques idées aux artistes qui ont traité des sujets sacrés.

Je ne savais trop en quels termes m’adresser à cette femme extraordinaire ; mais M. Jarvie me tira d’embarras en se chargeant de la harangue. Après avoir toussé plusieurs fois : – Je m’estime fort heureux, dit-il, mais n’ayant pas réussi à donner au mot heureux toute l’emphase qu’il voulait y mettre, – très heureux, reprit-il en appuyant sur ce mot, d’avoir l’occasion de souhaiter le bonjour à l’épouse de mon cousin Rob. Comment vous portez-vous ? ajouta-t-il en tâchant de prendre le ton d’importance et de familiarité qui lui était ordinaire ; comment vous êtes-vous portée pendant ce temps ? Ce n’est pas hier que nous nous sommes vus. Vous m’avez peut-être oublié, mistress Mac-Gregor Campbell ; mais tout au moins vous vous rappellerez feu mon père, le digne diacre, Nicol Jarvie de Salt-Market à Glascow... C’était un honnête homme... un homme solide... un homme qui vous respectait vous et les vôtres. Ainsi donc, comme je vous le disais, mistress Mac-Gregor Campbell, je m’estime heureux de vous voir, et je vous demanderais la permission de vous embrasser comme ma cousine, si vos gens ne me tenaient le bras d’une manière un peu gênante ; et pour vous dire la vérité, comme un magistrat doit le faire, je crois qu’avant de songer à faire bon accueil à vos hôtes, un peu d’eau ne vous serait pas inutile.

Le ton familier de ce discours n’était guère en harmonie avec l’état d’exaltation où se trouvait alors l’esprit d’une femme animée par le combat qui venait d’avoir lieu, échauffée par la victoire, et qui allait prononcer une sentence irrévocable sur la vie et la mort des prisonniers qu’elle avait faits.

– Qui diable êtes-vous, s’écria-t-elle, vous qui osez prétendre à une parenté avec les Mac-Gregor, sans porter leur habit et sans parler leur langage ? Qui êtes-vous ? parlez, vous qui avec la langue et la forme du limier venez vous reposer parmi les daims.

– Il est possible, cousine, répondit le bailli sans se troubler, que notre parenté ne vous ait jamais été expliquée ; mais c’est une chose sûre, et qu’il est facile de prouver. Ma mère Elspeth Mac-Farlane était épouse de mon père le diacre Nicol Jarvie, que Dieu fasse paix à leurs âmes ! Elspeth était fille de Farlane Mac-Farlane, qui demeurait à Loch-Sloy. Or ce Farlane Mac-Farlane avait épousé Jessy Mac-Nab de Struckallachan, qui était cousine au cinquième degré de votre mari, car Duncan...

La virago interrompit cette généalogie pour lui demander avec hauteur si un ruisseau coulant librement reconnaissait quelque parenté avec l’eau qu’on y avait puisée pour l’employer aux vils usages domestiques de ceux qui habitaient sur ses bords.

– Vous avez raison, cousine, répondit M. Jarvie, et cependant, en été, quand le ruisseau montre les pierres blanches de son lit desséché, il ne serait pas fâché qu’on lui rapportât toutes les gouttes d’eau qu’on en a retirées. Je sais bien que dans vos montagnes vous faites peu de cas de la langue qu’on parle à Glascow et des vêtements qu’on y porte, mais il faut pourtant bien que chacun parle le langage qu’il a appris dans son enfance, et il me semble que mon gros ventre et mes courtes jambes ne figureraient pas trop bien sous l’habillement de vos montagnards. D’ailleurs, cousine, continua-t-il sans faire attention aux signes que lui faisait Dougal, qui voyait que cette harangue impatientait l’amazone, puisque vous honorez votre brave mari... comme toute femme doit le faire, puisque l’Écriture le commande,... puisque vous l’honorez, comme je le disais, vous devez vous rappeler que, sans parler du collier de perles que je vous ai envoyé le jour de vos noces, j’ai rendu à Rob quelques services dans le temps où il faisait un commerce honnête en bestiaux, quand il ne s’occupait ni à se battre, ni à piller, ni à désarmer les soldats du roi, ce qui est défendu par les lois.

Il touchait là une corde dont le son n’était pas agréable aux oreilles de sa cousine. Elle leva la tête d’un air de fierté, et dit en souriant avec mépris et amertume :

– Oui, sans doute ! vous et ceux qui vous ressemblent pouviez prétendre à être nos parents quand nous étions vos misérables esclaves, vos porteurs d’eau et vos fendeurs de bois, les pourvoyeurs de bestiaux pour vos banquets, les victimes de vos lois oppressives et tyranniques ; mais à présent que nous sommes libres,... libres par suite de l’acte qui ne nous a laissé ni asile, ni nourriture, ni vêtements, qui m’a privée de tout... de tout !... je frémis quand je pense que je ne puis m’occuper d’autres idées que de celles de vengeance, et je veux couronner cette glorieuse journée par une action qui rompra tous les nœuds qui peuvent exister entre les Mac-Gregor et les rustres des Basses-Terres. Allan, Dougal, qu’on lie ensemble ces trois Anglais, et qu’on les précipite dans le lac. Qu’ils aillent y chercher les parents qu’ils peuvent avoir dans nos montagnes.

Le bailli, alarmé de cet ordre, ouvrait la bouche pour adresser à sa cousine une remontrance qui n’aurait probablement servi qu’à l’irriter davantage, quand Dougal, le poussant rudement, se plaça devant lui et adressa à sa maîtresse, dans sa langue, un discours vif et animé qui faisait un contraste frappant avec la manière lente et presque stupide avec laquelle je l’avais entendu s’exprimer en anglais au clachan d’Aberfoil. Je ne doutai pas un instant qu’il ne plaidât en notre faveur.

La dame lui répliqua, ou plutôt interrompit sa harangue, en s’écriant en anglais, comme si elle eût voulu nous donner un avant-goût du sort qu’elle nous destinait :

– Vil chien et fils de chien ! hésitez-vous à exécuter mes ordres ? si je vous ordonnais de leur arracher le cœur, afin de voir dans lequel des deux il se trouve plus de trahison contre les Mac-Gregor, ne devriez-vous pas m’obéir ? ne le feriez-vous pas ? Cela s’est fait du temps de la vengeance de nos pères.

– Certainement, certainement, répondit-il, mon devoir est d’obéir. Cela est raisonnable. Mais si c’était... si c’était la même chose pour vous de faire jeter dans le lac ce capitaine et quelques-uns de ces Habits-Rouges, je le ferais avec beaucoup plus de plaisir ; car ceux-ci sont des amis de Gregarach. Ils ne sont venus que sur son invitation, et je puis le certifier, puisque c’est moi qui leur ai porté sa lettre.

Elle allait lui répondre, et probablement décider de notre sort, quand le son d’un pibroch se fit entendre au commencement du défilé. C’étaient sans doute les mêmes cornemuses que l’arrière-garde de Thornton avait entendues dans le bois et qui l’avaient décidé à forcer le passage en avant, de crainte d’être attaqué par-derrière. Le combat n’ayant duré que quelques instants, les montagnards qui suivaient cette musique militaire ne purent arriver qu’après qu’il fut terminé, quoiqu’ils eussent doublé le pas en entendant la fusillade. La victoire avait été complète sans leur secours, et leurs camarades n’attendaient que leurs félicitations.

Il y avait une différence frappante entre le parti qui arrivait et celui qui avait défait le capitaine Thornton, et elle était entièrement à l’avantage des derniers venus. Parmi les montagnards qui entouraient la chieftainesse[125], si je puis, sans blesser la grammaire, donner ce nom à la femme de Rob-Roy, on voyait des vieillards, des enfants à peine en âge de porter les armes, même des femmes, enfin tous ceux qui ne prennent part à des opérations militaires que dans un cas de nécessité extrême ; et cette circonstance avait encore ajouté au chagrin et à la confusion du capitaine, quand il avait reconnu que ses braves vétérans avaient été écrasés par des ennemis si méprisables. Mais les trente à quarante Highlanders que nous apercevions en ce moment étaient tous dans la fleur de l’âge, bien faits, robustes ; et le costume qu’ils portaient faisait voir des muscles fortement dessinés. Ils étaient aussi beaucoup mieux armés. La bande qui avait combattu sous les ordres de l’amazone n’avait qu’une quinzaine de fusiliers, les autres étaient armés de haches, de faux, de bâtons noueux, et quelques-uns seulement avaient un long couteau ou des pistolets. Mais ceux qui arrivaient avaient tous à la ceinture des pistolets et un poignard, une claymore au côté, un fusil à la main, et un bouclier rond en bois, doublé en cuivre et couvert de peau, et du milieu duquel partait une pointe aiguë en acier. Ils le portaient sur le dos dans leurs marches, quand ils se servaient d’armes à feu, et le tenaient de la main gauche quand ils se battaient à l’arme blanche.

Mais il était facile de voir que ces guerriers d’élite n’avaient pas à s’applaudir d’une victoire pareille à celle que leurs compagnons venaient de remporter. La cornemuse ne faisait entendre que des sons lugubres, séparés par de courts intervalles, et qui ne ressemblaient nullement au chant joyeux du triomphe. Ils arrivèrent en silence devant Hélène, l’air morne et les yeux baissés, la cornemuse continuant à rendre des sons mélancoliques.

Hélène s’avança vers eux. Sa physionomie exprimait un mélange de crainte et de colère. – Que veut dire cela, Alaster ? dit-elle au joueur de cornemuse. Pourquoi ces accents de tristesse après une victoire... ? Robert, Hamish, où est le Mac-Gregor ? où est votre père ?

Ses deux fils, qui étaient à la tête de cette troupe, s’avancèrent vers elle à pas lents et d’un air irrésolu. Ils lui dirent quelques mots dans leur langue, et à l’instant elle poussa un cri perçant que répétèrent toutes les femmes et tous les enfants en battant des mains et en levant les bras au ciel. Les échos des montagnes, qui avaient gardé le silence depuis la fin du combat, firent entendre cent fois ces hurlements, et les oiseaux nocturnes s’enfuirent de leurs retraites, effrayés d’entendre en plein jour des cris plus affreux et de plus mauvais augure que ceux qu’ils poussent pendant la nuit.

– Prisonnier ! s’écria Hélène un instant après. Prisonnier ! et ses fils vivent pour me l’annoncer !... Chiens, lâches que vous êtes, vous ai-je nourris de mon lait pour vous voir être avares de votre sang quand il s’agit de défendre votre père ; pour le voir emmener prisonnier et venir, vous, m’en apporter la nouvelle ?

Les fils de Mac-Gregor, à qui s’adressait cette apostrophe, étaient deux jeunes gens, dont l’aîné paraissait à peine avoir vingt ans. Il se nommait Robert, et les Highlanders, pour le distinguer de son père qui portait le même nom, ajoutaient au sien l’épithète de Og, ou le moins grand de taille. Il avait les cheveux noirs, le teint brun, mais coloré, et il était plus formé et plus vigoureux qu’on ne l’est ordinairement à cet âge. Hamish, ou James, quoique plus jeune de deux ans, était beaucoup plus grand que son frère. Ses yeux bleus et de beaux cheveux blonds donnaient à sa figure un air de douceur qu’on trouve rarement parmi les montagnards.

Tous deux avaient l’air abattu et consterné, et ils écoutèrent avec une soumission respectueuse les reproches que leur mère leur adressait. Enfin, quand le premier feu de sa colère se fut apaisé, l’aîné, lui parlant en anglais, sans doute pour ne pas être compris par ceux qui le suivaient, essaya de se justifier ainsi que son frère. J’étais assez près de lui pour entendre presque tout ce qu’il disait, et j’avais trop d’intérêt à m’instruire de tout ce qui se passait, dans l’étrange crise où je me trouvais, pour ne pas écouter avec la plus grande attention.

– Le Mac-Gregor, dit-il, était invité à une entrevue par un habitant des Lowlands qui lui apporta une lettre de la part de... (je n’entendis pas le nom qu’il prononça à demi-voix, mais qui me parut ressembler au mien) ; il y consentit, mais il nous ordonna de garder en otage le porteur de la lettre, afin de s’assurer qu’on ne lui manquerait pas de foi. Il se rendit au lieu du rendez-vous, n’emmenant avec lui qu’Angus Breck et le petit Rory, et défendant que personne le suivît. Une demi-heure après, Angus Breck vint nous apprendre la triste nouvelle que mon père avait été surpris, à l’endroit qui lui avait été indiqué, par un détachement de milice du comté de Lennox, commandé par Galbraith de Garschattachin, qui l’avait fait prisonnier. Il ajouta que mon père, ayant dit que l’otage répondrait sur sa tête du traitement qu’il essuierait, Galbraith ne fit que rire de cette menace, et dit : – Eh bien ! Rob, que chacun pende son homme : nous pendrons le brigand, et vos caterans pendront le jaugeur[126]. Par ce moyen le pays sera délivré de deux fléaux à la fois, un méchant Highlander et un agent du fisc. Angus Breck, qu’on surveillait moins rigoureusement que son maître, trouva moyen de s’échapper, après avoir été retenu en captivité assez longtemps pour entendre cette discussion.

– Et en apprenant cette nouvelle, lâche, traître que vous êtes, s’écria la femme de Mac-Gregor, vous n’avez pas volé sur-le-champ au secours de votre père pour le sauver, ou périr en le défendant ?

Le jeune Mac-Gregor lui répondit d’un air modeste que, les ennemis se trouvant en force supérieure, il s’était hâté de rentrer dans les montagnes pour rassembler tous les hommes disponibles et partir sur-le-champ à leur tête pour tâcher de délivrer Mac-Gregor ; qu’il avait appris que le détachement de milice devait passer la nuit avec le prisonnier dans le château de Gartartan ou dans la forteresse de Menteith, et qu’il serait possible de s’en emparer si l’on pouvait réunir assez de monde.

J’appris ensuite que le reste des troupes du maraudeur des Highlands avait été divisé en deux bandes ; la première destinée à surveiller les mouvements de la garnison d’Inversnaid, dont une subdivision venait d’être défaite sous les ordres du capitaine Thornton ; et la seconde à faire face aux clans des Highlands qui s’étaient unis aux troupes régulières et aux Lowlanders pour envahir simultanément ce qu’on appelait alors communément le pays de Rob-Roy, c’est-à-dire le territoire montagneux et désert situé entre le loch Lomond, le loch Katrine et le loch Ard. Des messagers furent dépêchés en grande hâte pour concentrer (comme je le supposai) toutes les forces des Mac-Gregor contre les Lowlanders ; et le découragement peint naguère sur tous les visages y fit place à l’espoir de délivrer leur chef et à la soif de la vengeance. Ce fut sous la brûlante influence de cette dernière passion qu’Hélène ordonna qu’on lui amenât le malheureux qu’on avait gardé en otage. Je crois que ses enfants l’avaient éloigné de ses yeux par humanité ; quoi qu’il en soit, cette précaution ne fit que retarder sa destinée de quelques instants. On conduisit devant elle un homme déjà à demi mort de terreur, et dans les traits pâles et défigurés duquel je reconnus, avec autant d’horreur que de surprise, mon ancienne connaissance Morris.

Il se jeta aux pieds de la femme du chef et s’efforça d’embrasser ses genoux ; mais elle recula, comme si cet attouchement eût dû la souiller, et il ne put que baiser les pans de son plaid. Jamais peut-être on n’entendit demander la vie avec tant de désespoir. La crainte agissait sur son esprit avec tant de force qu’au lieu de paralyser sa langue, comme cela arrive dans les occasions ordinaires, elle le rendait presque éloquent. Les joues couvertes d’une pâleur mortelle, se tordant les mains dans son angoisse, et roulant de tous côtés des yeux qui semblaient faire leurs derniers adieux aux choses de ce monde, il protesta, par les serments les plus solennels, qu’il n’était pas complice de la trahison méditée contre Rob-Roy, qu’il aimait et qu’il honorait de toute son âme... Par une inconséquence, suite du désordre de son esprit, il dit qu’il n’était que l’agent d’un autre, et il prononça le nom de Rashleigh... Il ne demandait que la vie ; pour la vie il renoncerait à tout ce qu’il possédait au monde ; c’était la vie seule qu’il désirait, dût-elle être prolongée au milieu des tortures, dût-il ne plus respirer d’autre air que celui des cavernes les plus sombres et les plus infectes.

Il est impossible de peindre l’air de mépris et de dégoût avec lequel Hélène écoutait ses humbles supplications.

– Je t’accorderais la vie, lui dit-elle, si elle devait être pour toi un fardeau aussi lourd, aussi insupportable que pour moi, que pour toute âme noble et généreuse. Mais toi, misérable, insensible à tous les malheurs qui désolent le monde, tu te trouverais heureux de ramper sur la terre au milieu des crimes et des chagrins des autres, tandis que l’innocence est trahie et opprimée, tandis que des gens sans naissance et sans courage foulent aux pieds des hommes illustrés par leur bravoure et par une longue suite d’aïeux. Au milieu du carnage général, tu serais aussi heureux que le chien du boucher, qui lèche le sang des bestiaux qu’on égorge... Non ! tu ne jouiras point de ce bonheur ! tu mourras, lâche chien ! et tu mourras avant que ce nuage ait passé sur le soleil.

Alors elle prononça quelques mots en gaélique ; deux Highlanders saisirent le suppliant, et l’entraînèrent sur le bord d’un rocher suspendu sur le lac. Il poussait les cris les plus aigus, les plus épouvantables qu’on ait jamais entendus... Je puis dire épouvantables, car pendant plusieurs années je m’éveillai souvent en sursaut, croyant encore les entendre. Tandis que les exécuteurs ou les assassins, nommez-les comme vous voudrez, le traînaient vers le lieu de son supplice, il me reconnut, et s’écria d’un ton lamentable : – Oh ! M. Osbaldistone ! sauvez-moi ! sauvez-moi ! Ces mots furent les derniers que je lui entendis prononcer.

Je fus tellement ému par cet affreux spectacle que, quoique je m’attendisse à chaque instant à partager le même sort, j’essayai de parler en sa faveur ; mais, comme je devais m’y attendre, mon intercession ne produisit aucun effet, et n’obtint pas même une réponse : deux montagnards tenaient la victime, un autre lui attachait au cou une grosse pierre dans un vieux lambeau de plaid, tandis que d’autres se partageaient ses vêtements. Enfin, après lui avoir lié les pieds et les mains, on le précipita dans le lac, qui avait douze à quinze pieds de profondeur, en poussant un hurlement de triomphe et de vengeance satisfaite qui ne put cependant complètement couvrir son dernier cri. Le bruit de sa chute dans les eaux du lac arriva jusqu’à nous. Les Highlanders veillèrent quelques instants, pour voir s’il ne parviendrait pas à se dégager de ses liens et à tenter de s’échapper à la nage ; mais les nœuds n’avaient été que trop bien assujettis ; la victime s’enfonça sans résistance. Les eaux, que le poids de sa chute avait troublées, se refermèrent sur lui en reprenant leur calme accoutumé, et la vie qu’il avait demandée avec tant d’instances s’éteignit dans cet abîme[127].